Lucia di Lammermoor à Toulon ou la folle cantatrice
L’opéra psychopathologique de Gaetano Donizetti a été créé au Théâtre San Carlo de Naples en 1835, dans ce premier tiers d’un 19e siècle qui interroge les fondements socio-hygiéniques de la folie, du crime, du somnambulisme et autres états modifiés de conscience. Signalons que le lien entre la folie et le crime est établi en Italie, par un noyau de médecins phrénologues, légistes et criminologues, tels Sighele et Lombroso. Clin d’œil à cette coproduction entièrement italienne qui réunit plusieurs maisons et fondations aux noms déjà chantants : Teatro Comunale di Modena, Teatro Regio di Parma, Fondazione Teatri di Piacenza, « I Teatri » di Reggio Emilia, Pergolesi Spontini di Jesi. Lucie, folle de douleur, poignarde l’époux d’une union forcée, la nuit même de ses noces, et vit en somnambule, au cours de funestes vagabondages domestiques, le mariage de ses rêves. La folie interroge l’amour, entre les bornes existentielles de la vie et de la mort. D’où l’aboutissement de l’œuvre, sorte d’acmé négative, que représente la scène de la folie.
C’est peut-être cet ascétisme ténébreux, jusqu’au dérisoire, que la scénographie unique de cette production a cherché à contacter, façon 20e siècle, en ce qu’elle fait référence aux décors de Josef Svoboda, réadaptés par Benito Leonori. L’accessoire central et permanent, est un voile d’étoffe, toile de fond séparant l’avant de l’arrière-scène. Il remonte puis descend des cintres en ouverture et fermeture du drame, et offre des passages éphémères aux personnages pris dans les rets de l’existence. L’éclairage, articulé étroitement à la mise en scène, par Henning Brockhaus, lui donne l’aspect d’une peau observée au microscope, et trouée de lésions cancéreuses. Hypnotique, elle s’étoile de motifs accumulés, marguerites, branchages, cintres gothiques, rives ondoyantes ou sanglantes, projections mentales des moments et des lieux du drame. L’autre accessoire est un escalier qui tapisse le plateau de ses pentes obliques et décadentes, déséquilibrant et détenant à la fois, les corps sur la scène. Les costumes constitués par Patricia Toffolutti entretiennent un rapport indéfini avec l’histoire. Les plis de la statuaire antique côtoient les armures renaissance et les casques de poilus, tandis que les hauts de forme et les manches ballon sentent leur long 19e siècle. La robe de mariée de Lucie l’engonce dans une camisole de force. Les chorégraphies de Valentina Escobar, essentiellement décoratives, n'apportent rien au propos. Peut-être exhibent-elles un féminin tel que l’imaginent et le façonnent les hommes, dont l’opéra montre précisément l’arbitraire et le dérisoire. La direction d’acteurs joue sur le statisme de personnages-monuments, situés géométriquement les uns par rapport aux autres et placés face au public, pour que la voix passe et se surpasse. S’y ajoute, avec les chœurs, la masse visuelle et vocale de la foule-monument, garante attentive de l’autorité divino-masculine.
Lucia est personnifiée par la soprano colorature turque Serenad Uyar. Le physique comme la voix ne ramènent pas cette figure victimaire à ses représentations éthérées habituelles : gracilité, fragilité, et autres attributs propres aux filles jeunes et jolies. La voix est franche, solide, faite de chair ronde aux riches harmoniques. L’ensemble des registres est homogène et équilibré. Ce qui n’empêche pas la finesse de cristal des coloratures d’un chant sans camisole, délire lyrique qui délie la langue de sa gangue raisonnable. Dramatiquement, elle bascule avec réalisme dans la démence, non pas brutalement, mais au cours d’une usure émotionnelle progressive. Ainsi la non-maîtrise doit-elle être parfaitement maîtrisée par ce rôle d’exception.
L’Alisa de la mezzo française Julie Pasturaud est une confidente de douce présence, au timbre si enveloppant d’attentions pour l’héroïne qu’il se fond dans les pupitres les plus chauds de l’orchestre. Le plateau masculin décline dans cette œuvre d’hommes une plus large palette de personnages et de tessitures. Edgardo est tenu par le ténor Roberto De Biasio. L’acteur se pose, se meut, en bel et jeune héros de roman, et polit sa pierre vocale, progressivement jusqu’à sa scène finale. La texture légère de son ténor s’attendrit et se colore par la suite. Il est l’agneau face au loup (pour la femme) qu’est l’Enrico du fiévreux baryton David Bizic, frère prédateur de Lucia. Le physique est mâle (la domination), animal (l’impulsivité). Le vocal est de brique (le timbre), électrique (l’énergie). La scène semble être pour le chanteur un terrain de jeu, qu’il investit de toute sa personne.
Le chanteur basse Jean Teitgen est un indispensable Raimondo, au pouvoir de nuire plus subtil encore, que le reste de l’humanité masculine. Il est auréolé du pouvoir christique par d’étranges cheveux blancs et par deux soutanes, l’une noire et l’autre rouge. Son timbre, puissamment déployé et orienté en direction des abymes, fait penser au Jésus des Passions de Bach. À l’opposé, Arturo est grimé par le ténor Mark Van Arsdale, en albinos circassien, magicien dérisoire pris à son propre tour. Le rôle du mari imposé est bref mais fait de duplicité, tant vocale (doucereuse) que scénique (libidineuse) : étrange apparition, inquiétante composition. Le Normanno du ténor Pierre-Emmanuel Roubet ouvre avec une claire assurance le bal sonore des hostilités, assumant le rôle ingrat d’un pâle reflet fétichiste (le vêtement qu’il hume…) du club des ténors candidats à l’amour de Lucia.
L’ensemble est maintenu par la direction musicale de Francesco Lanzillotta, y compris lors des longs moments d’attente silencieuse que réclament les changements, non de décor, mais de plateau. Il parvient, avec l’ampleur de son sourire, de ses gestes et de ses conceptions lyriques, à construire la continuité d’une action dramatique menacée de ruptures (comme les lésions du voile scénique) et se surpasse dans les scènes de paroxysme. Il s’agit de produire, avec l’Orchestre de l'Opéra de Toulon, une palette contrastée, à la fois sombre et lumineuse, de moduler les dynamiques, afin que les voix puissent, sans dommage, se poser. Côté solistes instrumentaux, flûte et harpe sont particulièrement exposées.
Le Chœur de l’Opéra de Toulon remplit avec constance son office, présence pleine vocalement, mais passive scéniquement. Ses déplacements inévitables, sont soigneusement masqués par les longueurs d’une mise en scène qui pendule entre plénitude (sonore) et confinement (visuel).